Le premier janvier, tous, adultes et enfants se réveillaient tôt car c'était un jour de fête et de grande effervescence. La robe lane avec sa jupe bien froncée ou taillée en forme godet, ornée de rubans et de volants en dentelle, s'attachant, au dos, avec un grand nœud était si jolie et si différente des autres que je me sentais aussi neuve que le nouvel an.
Et ce jour, j'avais droit, dans mes cheveux, à un beau ruban de satin de la même couleur que ma robe. Puis, maman me chaussait de ballerines, roses ou rouges, faites en matière plastique et décorées d'une petite rosette. Malgré la chaleur torride de janvier, il fallait, contrairement à nos habitudes, enfiler des chaussettes, même si souvent, faute d'argent, les plus petits devaient se contenter de celles des aînés. Ainsi la paire dont j'héritais était presque toujours trop courte pour mes pieds. A mon grand embarras et à ma gêne, la partie arrière glissait et disparaissait sous mes talons, aussitôt que je faisais quelques pas.
Comme il fallait aussi que père et fils s'habillent de la même façon, les femmes marchandaient beaucoup avec le marsan mercerie pour avoir ce petit morceau an plis de l'étoffe qu'elles avaient achetée pour leurs maris. Autant j'aimais ces longs pantalons aux pieds-bots bien nets, autant je n'aimais pas la chemise neuve de mes frères. Leur large col empesé ressemblait trop à une minerve et leur donnait un air guindé.
Ensuite, tout comme les autres enfants du village, j'allais de maison en maison, souhaiter une bonne année ou dir bonzur comme on l'appelait en ce temps, aux grands-parents, tontons, tantines et aux voisins. En ce jour spécial, personne n'appliquait les règles coutumières concernant l'alimentation des enfants. A chaque visite, malgré les heures matinales, on nous servait, dans des verres joliment peints de dessins multicolores, de la délicieuse limonade Merven.
Au bout de ma dixième visite, mes lèvres devenaient toutes vertes ou toutes rouges, dépendant de la couleur de la limonade que j'avais bue le plus. Et ma bouche gardait, pendant toute la journée, ce parfum sucré et plaisant. Après le verre de limonade, enn gran dimoun glissait entre nos mains, 5 ou 10 sous. J'avais ainsi, à la fin de la journée, une coquette petite somme que malheureusement, maman m'obligeait à glisser dans ma boîte condane. Le pire était qu'elle s'appropriait souvent le contenu de cette boîte en disant laconiquement qu'elle en avait besoin pour mes livres et cahiers.
Dans mon village, comme partout ailleurs, on ne pouvait imaginer une nouvelle année sans de bons cari de poule ou de poisson accompagnés de salades de concombre et de cresson. Parfois, quand la famille ou les voisins avaient organisé un pique-nique, maman préparait un briani de poisson, selon la recette de maman Tibye, qui, disait-elle, était comme enn ser. Ce plat au parfum délicieusement aromatisé était celui que je préférais. Prenant bien soin de ne rien quitter dans l'assiette et entre les doigts - car le briani se mangeait avec les mains -, je le savourais en essayant de faire durer le plaisir aussi longtemps que possible. On mangeait avec tant de gloutonnerie qu'après les fêtes, tous réclamaient une purge de bouillon brède chouchou et un chatini coco.
Ainsi, la première semaine s'écoulait, de visite en visite, de déjeuners et dîners. Les visites terminées, maman lavait ma robe et la rangeait soigneusement dans une taie d'oreiller, pou li reste zoli, disait-elle, prête pour une grande sortie.